-V-

Gisèle changeait pour la nuit le petit Joël. Que de fois, dans sa vie elle avait répété ces mêmes gestes. Avec une sûreté presque mécanique elle étendait langes et couches sur l'oreiller, elle en enveloppait l'enfant. D'habitude ce travail lui donnait une espèce de paix. Ce soir, pourtant, elle sentait déjà la lassitude ! Déjà le petit Joël semblait la suivre des yeux. Un enfant de plus qu'elle quitterait à quelques semaines, pour ne jamais le revoir sans  doute. Était-ce pourtant la cause de sa tristesse ? L'atmosphère d'amour qu'on respirait dans cette maison l'irritait. Elle s'y sentait plus étrangère que dans aucune autre. En vain les Seymour lui témoignaient-ils mille attentions. Leur prévenance n'empêchait pas qu'entre eux et elle s'élevât un mur, plus épais que toutes les distinctions sociales qui les séparaient et que le jeune ménage s'efforçait d'aplanir.

Une fois de plus elle se heurtait à l'amour. Elle exécrait ces baisers furtifs, ces regards, ce perpétuel échange. Et Marie ne lui parlait jamais que d'amour. Elle y revenait sans cesse. Dans la bouche, elle n'avait que son Gérard.

Joël était changé. Gisèle l'apporta pour la tétée à la jeune mère. Elle n'aimait pas ce moment. Il lui semblait qu'en allaitant le bébé, Marie usurpait sur sa part. Ce soir, moins abondante était la montée du lait. La garde en éprouva une joie secrète, mais si vive, qu'elle ne se retint pas de dire à Marie : « Votre lait baisse. Il vous faudra sans doute bientôt sevrer Joël. J'ai bien envie dès aujourd'hui de lui donner un biberon ».

« Mais vous savez que le médecin ne le veut pas. Ne l'a-t-il pas dit encore avant-hier ? Je dois insister quand Joël tette mal. La baisse de mon lait est due à sa paresse. - Tu l'entends, mon chéri, il faut téter sagement, sans cela on ne voudra plus que je te nourrisse. Mademoiselle Perceron parle déjà de nous séparer ».

Gisèle éprouvait contre la jeune femme une rancune sourde. En vain fut-ce avec son beau sourire que Marie lui rendit l'enfant. La garde sentait l'envie de blesser la jeune femme trop heureuse.

Elle coucha le bébé, puis revint. Gérard n'ayant pas reparu chez sa femme, la garde resta à causer. Marie s'inquiétait de cette absence de Gérard. Jamais il ne passait la soirée loin d'elle. Sans doute eût-il fallu l'apaiser quand Mademoiselle Perceron l'avait interrompu dans son travail. L'esprit occupé de Gérard, Marie ne pouvait parler que de lui. Dans l'après-midi une amie lui avait dit combien son mari était aimé dans toute la contrée. Que ne se présentait-il pas aux élections, ses chances étaient sérieuses. Marie s'en ouvrit à Gisèle. « Surtout, expliqua-t-elle, ce qui me cause un grand plaisir, c'est le sentiment que Gérard est aimé. Je préfère qu'il ne se présente pas aux élections. Par la force des choses il se ferait des ennemis et maintenant tout le monde l'aime ».

« Tout le monde l'aime. Ah ! que vous êtes jeune d'adorer ainsi votre mari ».

« C'est bien naturel, il me semble. Comment ne l'aimerai-je pas, d'ailleurs. Il est si bon, et toujours si plein d'attentions pour moi, comme pour tous ».

« Nous en reparlerons dans dix ans. C'est toujours ainsi quand je viens pour la première fois dans un jeune ménage. À la naissance de l'aîné, on ne parle que d'amour. Au second, c'est déjà différent. Il ne sera pas toujours ainsi, aux petits soins, votre mari. À lui tisser une auréole, vous vous préparez bien des déceptions. Les hommes sont tous les mêmes et ils ne valent pas cher ».

Marie, à qui déplaisait cette conversation, essaya de la détourner en plaisantant. Mais Gisèle insista. Elle y éprouvait, en très atténué, comme un plaisir de vengeance :

« J'en ai trop vu pour qu'on puisse m'en conter. Les premières années d'un ménage tout est beau. Si je reviens dix ans après, bien différente est l'atmosphère. Je n'ai pas encore vu un ménage où l'on s'aime d'amour pendant dix ans. Vous verrez peu à peu votre mari devenir distant. Il cherchera d'autres occupations et vous resterez avec votre stupide amour. Croyez-m'en. Mieux vaudrait ne pas vous préparer de telles déceptions. Regardez la vie en face : c'est la meilleure manière de n'en point souffrir ».

« Mais je regarde la vie en face. Simplement je me refuse à croire qu'elle soit laide. Je sais qu'elle est belle. Vous ne pouvez deviner quelle certitude est pour moi notre amour, quelle sécurité. Tout peut crouler, je sais qu'il me restera notre amour, et au fond tout le reste m'est bien égal ».

« Décidément, vous êtes incurablement jeune. Mais il est tard et vous ne me convertirez pas. Je ne crois pas à l'amour. Ma mère... mon père n'y prêtait attention que pour l'accabler sous le poids de maternités trop proches. Mes sœurs sont mariées, je ne les envie pas. Et pourtant si, je les envie, car elles ont des enfants. Trop injuste est la société : elle ne permet à une femme d'avoir un enfant qu'en la rivant à un mari... Mais cela suffit pour aujourd'hui. Dormez bien, et ne pensez pas trop à ce que je vous ai dit ».

Non, Marie, ne croyait pas Gisèle. De toute son âme elle s'y refusait. Comment l'eût-elle pu ? Son amour lui était aussi intime que son âme. Elle le sentait en elle comme un mystique la présence de son Dieu. « On ne fait pas douter de la Résurrection celui qui a bu et mangé avec le Christ ressuscité ». Marie ne pouvait pas davantage douter de l'amour. Il était pour elle plus qu'un fait tangible, expérimenté, il était elle-même. Impossible de se penser sans son amour, sans leur amour. L'amour de Gérard, en effet, lui était aussi intime que le sien propre. Elle ne pouvait les dissocier ni les distinguer. L'amour de Gérard avait nourri son âme, il en était devenu la substance. Douter de Gérard, c'était pour elle se nier.

Pourtant, des paroles de la garde, il restait un malaise en Marie. C'était sur son amour, non pas une flétrissure, mais la trace que laisse sur un fruit le passage d'une main inexperte. Dans une espèce de demi cauchemar éveillé, il semblait à Marie voir sur son amour les longues traînées luisantes des limaces. La jeune femme se remémorait, malgré elle, les nervosités de Gérard ces derniers temps. Qu'il venait peu la voir ! Les propos de la garde jetaient sur ces absences une lumière que Marie se refusait à voir. Par un acte de foi, elle voulait préserver son amour de cette lumière. Si forte que fût sa volonté, elle n'y parvenait pas entièrement. Il demeurait en elle une vague inquiétude.

Il lui eût fallu toucher Gérard. Sa présence seule eût entièrement dissipé l'affreux sortilège. Comme pour en retrouver une sorte d'émanation, Marie étendit sa main vers la place que naguère Gérard occupait dans le lit. Le drap bien tendu y était froid. Ce froid fut pour la jeune femme comme un refus. Elle alluma. La photographie de son mari souriait dans son cadre, mais d'un sourire indifférent. Le regard se perdait dans le vague. Il se refusait à voir.